dans le courrier de Libé :
«Charlie Hebdo»: liberté d'expression... conditionnelle
QUOTIDIEN : samedi 17 février 2007
Avant même que le verdict ne tombe dans le procès intenté contre Charlie Hebdo, les premières fissures apparaissent dans ce qu'on avait perçu, à tort, comme un quasi-consensus autour de la défense du journal satirique.
Au fond, derrière les grands mots, les envolées lyriques autour de la liberté d'expression, ce sont toujours les mêmes hésitations, les mêmes prudences. Comme s'il fallait toujours assortir son approbation de réserves, de mises en garde, de «oui, mais...». D'un côté, on affirme soutenir un journal et son droit inaliénable à s'exprimer en toute liberté, mais, dans le même temps, on dénonce, à mots couverts, les «provocations», les caricatures «blessantes», les amalgames «injustes», les propos «discriminatoires». Et d'en appeler à la responsabilité, à la mesure, à la retenue.
Au fond, on mégote son soutien il ne faudrait quand même pas envenimer les choses , taraudé par la mauvaise conscience de cet «homme blanc» en délicatesse avec son histoire, emberlificoté dans des raisonnements où le respect des croyances des autres ne pourrait que se conjuguer avec une autoflagellation de tous les instants. Mais qu'adviendrait-il de cette belle unanimité, si, demain, des victimes moins présentables, moins sympathiques se trouvaient mises en cause. Il est permis de s'inquiéter lorsque l'on se rappelle certaines réactions au moment de «l'affaire Redeker». Celle de notre ministre de l'Education nationale, regrettant que notre professeur de philosophie n'ait pas été assez «prudent et modéré», mais également celles d'associations, soi-disant défenseurs des libertés, ou de journaux, dont certains étiquetés à gauche.
Qu'en serait-il si le «coupable» exprimait des propos plus iconoclastes, plus contestables, plus choquants pour nos éternelles bonnes consciences ? Pire, s'il était d'extrême droite...
Pour Charlie Hebdo , les juges rendront leur verdict le 15 mars prochain. Il ne subsiste guère de suspense dans l'issue de ce procès, alors que le ministère public a requis la relaxe.
Non, le suspense est ailleurs. Dans notre capacité à nous mobiliser demain, avec la même vigueur, pour ceux dont nous ne partageons pas les valeurs, les sensibilités, les convictions. L'adresse à Voltaire ne sera-t-elle alors qu'un souvenir, un effet de manche dans un prétoire de l'île de la Cité ?
Emmanuelle Duverger, responsable de la revue «Médias»
Robert Ménard, directeur de Reporters sans frontières